De la difficulté d'apprendre à ne rien faire

Avant, j’avais une vie active. J’ai fait de longues études, plusieurs stages, beaucoup de candidatures et puis j’ai trouvé un travail. Durant toute mon enfance, on m’avait dit que c’était ça, le seul but à poursuivre : s’intégrer dans la vie active en trouvant un emploi stable. Je l’avais trouvé, donc chaque matin je me réveillais et je me préparais pour y aller. Une fois au bureau, j’avais beaucoup de choses à faire ; d’ailleurs dès mon premier jour au sein de cette seule organisation où j’ai été en CDI, je savais déjà comment je pourrais m’occuper pendant au moins un an. Mais bien entendu, de nouvelles tâches apparaissaient et elles se multipliaient de jour en jour. Il fallait apprendre à prioriser, puis il y avait toujours une demande urgente ou une autre qui pouvait tomber. Je sortais du travail fatiguée. Parfois j’allais prendre un verre avec des amis ou faire du sport, pour me donner bonne conscience, mais je choisissais quand même plus souvent les pintes. Je rentrais me coucher et je recommençais le jour suivant. Le week-end passait vite, à peine le temps de boire plus tard qu’en semaine, végéter le lendemain, et me demander si ça valait le coup de sortir à nouveau le samedi soir ou pas, car il fallait faire le ménage et des lessives le dimanche, puis il y avait toujours un truc ou un autre à organiser, quelque tâche en attente que je repoussais, car je n’avais pas le temps ou que je remettais à plus tard encore pour regarder une série afin de ne plus penser.

Parfois, je me surprenais à imaginer ce jour où j’aurais le temps de seulement lire un livre, sans avoir rien d’autre à faire. Bien sûr parfois je lisais, mais en ayant toujours un temps limité, comme celui du bus ; et puis je trouvais que ma charge mentale m’empêchait souvent de me plonger complètement dans le livre, car il y avait toujours une pensée qui arrivait et réussissait à m’accaparer, me rappelant que je devais faire ci ou ça, me demandant comment allait se passer la réunion du lendemain ou si je ne devais pas chercher un autre travail. Même quand je ne travaillais pas physiquement, j’avais tendance à le faire mentalement. Souvent, je ressentais une forte envie dont je n’avais jamais parlé à personne : m’enfuir. Je m’imaginais tout quitter, partir sans donner de nouvelles, ni à mes supérieurs, ni à ma famille, ni à mes amis. Ainsi, je rêvais de m’offrir dans la solitude et l’éloignement la liberté et la tranquillité qui me semblaient impossibles à trouver dans la vie que l’on m’avait vendue. J’avais atteint l’objectif qui était fixé, j’espérais le salut mais j’agonisais. La vie active avec ce salaire fixe arrivant sur mon compte chaque mois ne m’apportait pas la satisfaction espérée. Certes, je pouvais m’acheter des trucs ; mais pour quoi faire ? J’avais besoin de m’habiller comme tout le monde, mais j’aimais bien que ma vie tienne dans une valise. En fait, je ne voulais pas vraiment avoir de « trucs ». Je me sentais prise au piège, enfermée dans une place qui n’était pas la mienne. En même temps, les gens autour de moi semblaient y arriver ; ça ne leur posait pas de problème de dédier tant de temps et d’énergie à leur travail, souvent pourtant vide de sens, et trouver un peu de réconfort en pensant à leurs prochaines vacances.

Alors je continuais. D’ailleurs, je ne savais pas quoi faire d’autre. Chercher un autre travail ? Better the devil you know than the devil you don’t, pensais-je parfois. Brûler mon diplôme et faire ce qui me ferait plaisir ? Un tas d’objections me venaient alors à l’esprit, mais en y repensant, je réalise que ces objections n’étaient pas les miennes. Les mois passaient et je trouvais mes relations avec ma hiérarchie de plus en plus difficiles. Je ne me sentais ni valorisée ni même considérée, je ne comprenais plus le sens de ce que je faisais et je passais mon temps à penser à tout ce qui ne me plaisait pas. Je ne supportais pas de passer toutes mes journées dans un open space et de devoir lutter contre ce bruit incessant et envahissant pour me concentrer. Quand j’ai parlé de cette souffrance, on m’a dit que ce n’était pas comme si j’avais un vrai problème. Je commençais à détester le travail, j’étais épuisée et je n’avais plus l’énergie de rien durant mon temps supposé « libre », mais je n’avais pas de problème. Il m’arriva quelquefois de pleurer durant ma pause déjeuner, loin du bureau, sans oser tout lâcher, essayant de me calmer le plus vite possible pour y retourner. Mon travail me semblait occuper cent cinquante pour cent de mon cerveau ; je m’inquiétais en permanence, je n’arrivais plus à me reposer et j’avais l’impression d’être constamment débordée sans plus vraiment réussir à me concentrer et avancer. Voilà ce que me faisait la vie active.

Puis un jour, ce fut l’effondrement. Je me suis mise à pleurer, vraiment : la digue venait de lâcher. Je n’arrivais plus à bouger, j’étais à bout de force. J’essayais de me reprendre, de continuer à travailler, mais je ne comprenais plus ce que mes yeux emplis de larmes lisaient. Mon cerveau semblait tout simplement s’être arrêté. Mon copain finit par me trainer, littéralement, chez le médecin. On ne put me prescrire que du repos. Mais comment me reposer ? J’étais bien trop mal pour dormir ; j’étais épuisée par le stress, j’avais mal à la tête en permanence et il m’était impossible de me détendre. J’avais tout un tas de pensées obsédantes qui tournaient en boucle dans ma tête et qui me faisaient mal tant le tourbillon était rapide et violent. Je n’arrivais pas à le stopper et j’avais l’effrayant sentiment de perdre la tête. Souvent je pleurais aussi, soit d’épuisement, soit de peur, soit de colère. Et puis comment pouvais-je me reposer tandis que tout ce travail s’accumulait en mon absence ? Je devais tous les jours tenir au courant ma hiérarchie de comment je me sentais et je réussis à trouver plusieurs manières de dire « toujours mal, mais j’espère revenir très vite » avec la politesse requise.

Quand bien même j’arrivais à ne pas penser au travail, que faire qui ne nécessitait pas d’utiliser ma tête ? Ma première envie face à ce temps libre qui m’était enfin offert était d’enfin pouvoir me lancer dans l’apprentissage de l’espagnol, lire tous les livres que j’avais en attente, faire toutes les activités longtemps repoussées. J’essayais, mais je ne pouvais pas ; même regarder un enchainement de mots sur du papier nécessitait des capacités largement supérieures à celles avec lesquelles je devais alors apprendre à composer. Tromper la fatigue et tuer le temps devant une série ou sur internet m’était devenue impossible car regarder un écran me faisait beaucoup trop mal à la tête.

Malgré mon état de santé très dégradé, je n’arrivais pas à me résoudre à ce qu’on appelle l’« inactivité ». Je ressentais beaucoup de colère, qui se dirigeait autant contre ma hiérarchie que contre moi-même ou plus largement la vie. Je ne pouvais plus ni travailler ni vivre et j’avais peur de perdre mon travail et mourir de faim, étant dans un pays au droit du travail peu protecteur. J’ai essayé d’y retourner, mais face aux crises de pleurs incessantes, aux insomnies et au profond désir de mort amené par l’épuisement et l’incompréhension de ma hiérarchie, je dus me résoudre à consulter à nouveau puis démissionner. Un médecin m’apprit en effet que j’avais fait un burn-out et m’exhorta à couper tout contact avec mon travail pour me mettre au repos total, malgré mes objections. Je lui avais demandé dans combien de temps je pourrais travailler à nouveau et je lui suis particulièrement reconnaissante aujourd’hui de son silence gêné. Le stress était partout en moi et depuis bien longtemps, mais je refusais de le voir, malgré la fatigue que je trainais déjà durant mes premières années d’études, mes douleurs au dos, mes insomnies. Je me retrouvais tellement mal physiquement et mentalement que je ne pouvais plus que pleurer.

Je ne pouvais rien faire, mais comment ne rien faire ? Je découvris là ce qui était pour moi une énigme très difficile à résoudre. Même littéralement, ne rien faire était physiquement très douloureux, car alors je me sentais coincée dans ma tête et je ne pouvais arrêter de subir ces pensées répétitives : je ne savais pas comment arrêter la machine. Mon copain me disait de ne pas m’accrocher à mes pensées ; hein ? quoi ? Je ne comprenais rien à ce qu’il racontait. Une amie m’envoya un podcast dont l’écoute m’aida à prendre du recul concernant mes pensées les plus désagréables et me permit d’essayer de ne plus répéter en boucle celles qui m’étaient trop pénibles. J’essayai aussi la méditation, qui me semblait alors être l’activité la plus proche de l’inactivité, mais qui était encore trop difficile dans mon état. Un jour, je m’assis devant la maison au soleil avec un peu de musique dans les oreilles pour couvrir ma pollution sonore mentale et je découvris ainsi ce qui me semblait être le minimum d’activité possible. En plus, c’était agréable et ça faisait un moment que je rêvais de voir le soleil mais que je finissais trop tard. Parfois, j’écrivais dans un carnet aussi ; c’était la seule chose que j’arrivais à faire sans trop d’effort et ça permettait de soulager mon mental. Quand il ne faisait pas beau ou que j’en avais marre d’être dehors, je pouvais alors m’allonger sur un canapé du salon ou dans la chambre avec de la musique très douce et fermer les yeux en attendant que la vie passe. Ça marchait bien, mais souvent je me remettais quand même à pleurer, sans toujours savoir pourquoi ; je n’étais pas triste, mais épuisée à tel point que ça coulait, tout simplement. Puis on allait marcher dans ce que la ville pouvait offrir de nature ; cela mobilisait peu mon cerveau en panne et l’aérait même. Bien que j’étais également fatiguée physiquement, je sentais l’effet positif, sans non plus être salvateur, d’une petite promenade régulière dans le parc. Cuisiner aussi, c’était faire quelque chose mais sans trop forcer sur ma tête. Ça me détendait de couper des légumes ou faire des gâteaux et souvent en plus, le résultat était comestible (malheureusement pas toujours).

Je commençais à apprendre à me reposer, mais je voulais faire ça vite pour pouvoir retourner dans la vie active. J’avais lu qu’il fallait que je me repose, que j’accepte et que je prenne de nouvelles habitudes, alors pas de temps à perdre. J’avais beaucoup de mal à me résoudre à l’« inactivité » et il me semblait toujours que j’irais mieux dans un mois, donc il fallait penser à la suite. Je réfléchis d’abord à un projet de thèse, forçant quelques semaines avec à nouveau un effet catastrophique sur ma santé. Des amis m’encouragèrent à voir un psychologue mais je ne voyais pas trop ce que ça pourrait m’apporter ; après tout j’avais compris, fini les mauvaises habitudes, tout ça. Je faisais même du yoga parfois, comme les gens sains et équilibrés dont j’avais entendu parler avant. Je finis par céder et en voir une, dans le doute. La psychologue m’encouragea à me remettre dans la vie active le plus vite possible, me disant que selon Freud, la santé mentale, c’est la capacité à aimer et à travailler. Il me semblait qu’elle ne comprenait pas que j’étais mal et que mon cerveau non seulement ne voulait plus, mais n’arrivait plus à travailler. En même temps, j’étais angoissée par ce temps, ce vide de l’« inactivité » qui me semblait anormal, ce quotidien en dehors de la vie normale.

Alors que mon cœur m’envoyait un message simple et clair : il voulait que je lise des livres en buvant des cafés chez moi, mon cerveau me disait que je ne pouvais pas juste faire ça, il fallait faire quelque chose. Je croyais que vu que je ne travaillais plus, j’étais forcément loin du stress et détendue. Plutôt que de me faire plaisir en utilisant mon peu d’énergie avec mon livre et mon café, je commençais à chercher du travail. Cette fois-ci, ça irait forcément mieux dans un mois. J’allais faire comme mes amis et ma famille, avoir un travail, prendre un appart et les voir durant mon temps libre. Alors que je consacrais l’énergie que je n’avais pas à vouloir retourner dans la vie active, ce fut à nouveau l’effondrement. Presque un an après mon burn-out, j’allais plus mal que jamais et il fut bientôt mis en évidence que le stress avait déclenché chez moi d’autres problèmes de santé. Je n’avais vraiment plus le choix : il fallait m’en éloigner, tirer un gros trait sur la vie d’avant et me reposer réellement, pendant longtemps. Même là, alors qu’il me semblait que plus rien ne marchait dans ma tête et mon corps, j’avais du mal à décrocher totalement et à ne plus me poser la question du travail. Quand j’avais de l’énergie, j’avais tendance à en abuser et quand je n’en avais pas, j’avais du mal à l’accepter. Un médecin me rendit alors un grand service quand il dit que je devrais aller mieux « dans un an ». Ce fut d’abord un choc. Dans un an ? Genre douze mois ? C’est comme si je pris enfin conscience de la gravité de tout ce qui m’arrivait. Grâce à lui, je sortis de l’illusion selon laquelle tout redeviendrait comme avant dans un mois et je compris.

J’eus encore un peu de mal à lâcher durant quelques semaines, mais petit à petit, j’y arrivais. Je m’autorisais à réhabiter comme je le voulais mon espace physique et mental, à inventer mon propre espace-temps. Je voulais toujours faire énormément de choses, mais doucement j’appris à me foutre la paix, à en faire le minimum en me demandant ce qui me faisait vraiment le plus plaisir. Pour la première fois de ma vie, il ne fallait plus que je fasse quoi que ce soit. Ce que je faisais, je ne devais plus le faire vite, mais à mon rythme, aussi lent soit-il. Je réussis à me défaire de l’horrible habitude que j’avais de faire les choses seulement en vue d’un objectif précis et trop souvent contraint par une recherche d’efficacité ou de performance. Je compris qu’il était impossible de ne rien faire du tout et que les médecins qui me disaient de me reposer ne voulaient pas dire ça ; je trouvais très reposant par exemple d’écrire ou de lire. J’appris quand même à ne « rien » faire selon ma définition d’avant ; j’ai découvert le plaisir de marcher sans savoir où je vais, de ne pas réfléchir en avance à ce que je vais manger, ainsi qu’à laisser mon esprit voguer tranquillement là où il le souhaite ou au contraire, me recentrer sur le moment présent ou sur mon souffle. Il me semblait avant que méditer était l’activité la plus proche de ne « rien » faire ; j’ai compris qu’elle est en fait la plus proche de ce qu’est vivre, véritablement.

Sur ce long chemin d’expérience et d’acceptation de ce que certains appellent l’« inactivité », en plus de me soigner, je m’étudiais moi. J’eus la chance et le plaisir de trouver une thérapeute par qui je me sentis réellement comprise. Grâce à un long travail avec elle, je compris mieux mon passé, pourquoi je me sentais si mal depuis presque toujours, pourquoi je m’en imposais autant et j’étais si dure avec moi-même. J’eus de la peine à retrouver la vraie moi enfouie quelque part sous les décombres de mon ancienne vie de stress ; je fis de mon mieux pour l’aider à émerger, se relever et lui permettre d’exister. J’appris à me reconnecter à mes ressentis et mes véritables besoins afin de vivre en accord avec moi-même. Parfois je me trompais, alors je recommençais. Souvent, je me sentais comme un petit oiseau qui essayait d’apprendre à voler et retombait tous les deux mètres. Quelques livres m’aidèrent énormément à comprendre des choses ou à m’évader et un jour, je réalisai que quand mon cœur me disait qu’il voulait simplement lire en buvant des cafés chez moi, il me faisait en fait le meilleur des cadeaux. Malheureusement, il me fallut beaucoup de temps pour pouvoir le comprendre et le recevoir.

À présent, il me semble vivre un peu en dehors de la vie, comme si j’avais réussi à m’exfiltrer de ce monde rapide et stressant fait de sollicitations et de notifications incessantes. J’ai compris qu’il allait trop vite pour moi et ne me convenait pas. Je n’ai plus envie de faire la course et après avoir longtemps vécu en pilote automatique, j’apprends enfin à vivre vraiment. Peut-être qu’un jour, je me sentirais à nouveau en pleine santé et en mesure de m’y réintégrer sans me perdre et je trouverais alors comment m’y faire une place qui me convient. Ou peut-être pas. Mais quoi qu’il en soit dans le futur, j’ai encore beaucoup à faire dans le présent. Parfois, on me demande si je travaille, si j’étudie ou si je suis en recherche d’emploi ; quand je réponds non à toutes ces questions, je vois bien que la personne en face de moi ne comprend pas. Pour la plupart des gens, ne pas avoir d’activité professionnelle, c’est être inactif et ils pensent donc que je ne fais rien, selon leur définition à eux. Ma réponse négative étonne quand on me demande si je ne m’ennuie pas. La vérité, c’est que j’adore ne pas recevoir d’emails. « Aucun nouveau message », ah ! Quel bonheur de pouvoir enfin profiter de la tranquillité et du silence dont j’ai si longtemps rêvé. J’espère alors qu’un jour, eux aussi apprendront à vivre à leur rythme et en accord avec eux-mêmes. Pour eux, je suis inactive ; mais moi, je sais que je n’ai jamais autant appris et accompli que durant ces deux années d’« inactivité ».

FIN

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Mariam a toujours été accompagnée par l’écriture, ainsi que par un désir de contribuer à rendre le monde plus juste et égalitaire. Depuis son premier recueil de nouvelles à 7 ans, son vécu lui a permis de remplir de nombreux carnets qui inspirent aujourd’hui l’écriture de ses nouvelles et de son premier roman en préparation. Elle est juriste en droit international des droits de l’homme de formation, mais le droit ne lui suffit pas. Selon le jour où on la cherche, on peut la trouver en train de lire dans un café madrilène, faire du vélo en Haute-Savoie, peindre au bord du lac Léman, ou encore profiter du silence au cimetière du Père Lachaise.